Chapitre 1
 
Frustration
 
Cela fait maintenant un an jour pour jour que j'ai uni mon destin à l'unique amour de ma vie. Que puis-je attendre de plus de mon existence ? Après tout, je suis une femme, oh pardon ! Une sirène comblée. J'ai le mari dont toute épouse rêve, un métier qui me permet d'être constamment à ses côtés.
D'ailleurs, depuis que je fais partie des forces de l'ordre, les criminels ne se sont jamais faits aussi rares. Il est vrai qu'avec le pouvoir d'envoutement, Matt et moi, n'avions aucun mal à obtenir des aveux, au grand damne des hors la loi. Il nous arrive parfois de prêter renfort à nos collègues des contés voisins qui éprouvent des difficultés dans l'avancement des interrogatoires. Notre collaboration nous vaut régulièrement les éloges de nos supérieurs et notre unité est devenue un modèle pour les commissariats de l'état de Floride.
Et pourtant… Malgré tout ça, je me sens incomplète.
 
Ce matin est jour ordinaire, sauf peut-être le fait qu'il s'agît de notre premier anniversaire de mariage. Après les doux bips-bips du réveil (vous savez, le genre de son qui vous met de mauvais poil pour la journée) je m'apprête à sortir du lit, mais deux bras puissants me ceinturent me faisant revenir à ma place initiale.
— Bon anniversaire mon amour, susurre Matt à mon oreille.
— Bon anniversaire à toi aussi, réponds-je en l'embrassant.
— J'ai l'impression que c'était hier, dit-il, songeur.
— Oui, je sais. Ça me fait tout drôle à moi aussi et pourtant ça ne change rien au fait que je t'aime toujours comme au premier jour.
Il me fixe, le regard songeur. J'ai l'impression qu'il cherche ses mots pour ne pas me froisser.
— Éva, tout va bien ?
— Oui, pourquoi me poses-tu cette question ?
— Je ne sais pas, mais j'ai remarqué que ces derniers temps tu avais l'air un peu préoccupé.
— Non, je t'assure tout va bien, dis-je en espérant être convaincante. Dépêchons-nous de nous préparer sinon nous allons arriver en retard.
— Nous devrions prendre notre journée. Après tout, c'est un jour de fête pour nous.
Je me retourne faussement outrée.
— Inspecteur Spencer ! C'est un comportement indigne de vous et pas très professionnel !
— Inspectrice Spencer, nous pouvons laisser un jour de répit aux criminels. La ville ne s'embrasera pas en vingt-quatre heures.
— Allez, cesse de faire l'enfant et lève-toi, le morigéné-je.
À contrecœur, Matt finit par se lever en grognant : t'es pas marrante.
Je descends les escaliers, puis allume la radio avant de commencer à préparer le petit déjeuner.
Je commence à faire chauffer le café de Matt tout en écoutant les informations locales : "Le taux de délinquance a encore diminué dans notre ville et nous devons tous ces efforts aux Inspecteurs Spencer et Spencer qui, ce soir, recevront la médaille d'honneur des mains du maire, monsieur Masson."
Et merde ! J'avais complètement oublié ça ! Une cérémonie officielle, quoi de plus romantique pour fêter son premier anniversaire de mariage, vociféré-je mentalement.
— Oublié quoi, demande Matt se matérialisant pile devant moi, me faisant lâcher le verre de jus d'orange que je viens de me servir.
J'arrive à stopper à temps le jus d'orange en le maintenant dans les airs, mais pas le verre qui heurte le sol, se brisant en mille morceaux. Je dirige le liquide jusqu'à l'évier.
— Ce que tu peux être pénible à faire ça, m'énervé-je.
— Allons Éva, calme-toi, ce n'est qu'un verre, dit-il pour tenter de me calmer.
— Et ce verre serait toujours en un seul morceau si tu ne t'amusais pas à te téléporter à tout va ! Je vais prendre ma douche et ne t'avises pas à te téléporter de nouveau, craché-je.
Il fallait que je me calme et rapidement sinon la journée s'annonçait périlleuse. Matt m'agaçait de plus en plus à se téléporter à tort et à travers, me faisant sursauter à coup sur. Il avait tenté de me rattraper, mais je lui avais lancé un regard l'incitant à ne pas le faire.
Je me glisse sous le jet d'eau froide pour faire redescendre mon irritation ce qui a l'effet escompté, mais ma frustration est toujours omniprésente.
Tous mes amis, mon mari y compris ont développé leur pouvoir et le maitrise à la perfection tandis que moi, toujours rien. J'ai parfois le sentiment d'être une coquille vide.
Je finis par me ressaisir et sortir de la douche pour finir de me préparer. Je n'ai pas recroisé Matt depuis l'incident de tout à l'heure. Il a peut-être pris conscience que ça me tapait sur le système de le voir se matérialiser à mes côtés au moment où je m'y attends le moins. Cependant, je ne peux m'empêcher de penser que j'ai sans doute été un peu vive dans ma réaction et qu'il vaut mieux présenter mes excuses.
Lorsque je regagne le salon, je constate qu'il est déjà prêt. Alors que je m'apprête à ouvrir la bouche pour m'excuser de mon comportement, Matt est plus rapide que moi. Il se lève et en à peine deux foulées, il me fait face, affichant une mine triste.
— Éva, excuse-moi pour tout à l'heure, dit-il sur le ton de la culpabilité.
— Non c'est moi qui dois m'excuser. Je n'aurais jamais dû m'emporter comme je l'ai fait alors n'en parlons plus.
— Ça veut dire que tu n'es plus fâché contre moi ?
— Bien sûr que non ! Et puis… comment pourrais-je rester fâcher contre toi, réponds-je en enroulant les bras autour de son cou.
— Je n'aime pas vous déplaire, madame Spencer, dit-il dans un sourire ravageur avant de me donner un profond baiser qui fait toujours chavirer mon cœur.
Après quelques instants, il se recule à regret, brisant le doux cocon de notre étreinte.
— Éva, il est temps d'y aller maintenant sinon je ne réponds plus de rien.
Grrrr, ce que tu peux être terre-à-terre, pesté-je mentalement.
— Je t'ai entendu !
— Ahhhhh ! Bon allé, on y va, claqué-je faussement énervée, faisant rire de plus belle mon amour.
Ce sont toujours les même gestes : nous clipsons notre badge à notre ceinture puis d'enfiler notre holster (croyez-moi, j'en ai fait des nœuds à mes débuts, un vrai calvaire ce truc) et d'y fourrer notre arme de service avant que Matt m'ouvre la porte pour me laisser passer avant de la refermer à clé tandis que je prends place dans la voiture.
 
Alors que nous entamons le trajet pour nous rendre au commissariat, Matt revient à la charge :
— Tu peux me dire ce qui te préoccupe.
— Rien, pourquoi ?
— Chérie, s'il te plait. Je sais très bien que depuis quelque temps tu as l'air totalement ailleurs. Même si tu ne laisses pas transparaître tes pensées à ce sujet, je vois très bien que tu n'es pas comme d'habitude.
— Mais non, tu te fais des idées, tout va bien, réponds-je sans pour autant me convaincre moi-même.
C'est alors qu'il donne un coup de volant sec, arrêtant la voiture sur le bas-côté. Il se tourne vers moi, appuyant son bras gauche sur le volant. Je n'aime pas sa tête. Son regard est rempli de questions et les traits de son visage transpirent l'incompréhension.
— Éva, tu veux bien arrêter ! Tu peux dire à qui que ce soit que tout va bien, mais pas à moi. (Il soupire puis se pince l'arête du nez.) Tu te souviens, il y a un an, on a scellé nos destins pour le meilleur et pour le pire. Je ne pensais pas que tu pourrais te lasser de moi, dit-il en finissant sa phrase avec des trémolos dans la voix.
Je m'aperçois que ses yeux commencent à briller. J'ignorais que mes préoccupations étaient si visibles et mon mutisme lui a donné de fausses idées, et je m'en veux de le voir souffrir à cause de moi.
À mon tour, mes yeux se voilent. Comment ai-je pu être aussi stupide de l'avoir maintenu à l'écart de mes tourments.
— Grand dieu non, mon ange, ce n'est pas ce que tu crois. Cela ne vient pas de toi, mais de moi.
— Je t'en prie explique-moi ce qui ne va pas, demande-t-il au bord du désespoir.
— C'est que… Tu vas sans doute trouver ça stupide, mais… Je ne suis pas normale.
— Éva, je t'assure que tu es tout à fait normale.
— Je t'assure que non. Depuis que vous êtes devenus comme moi, vous avez tous développé un pouvoir, et ce, très rapidement. Ashley et toi pouvez vous téléporter où bon vous semble, Megan peut changer d'apparence physique, Tom peut générer un champ force et Killian peut pénétrer dans l'esprit de quelqu'un et le manipuler à sa guise, alors que moi…
— C'est donc ça qui te tracasse, dit-il à la fois surpris et soulagé.
— Tu vois c'est stupide, murmuré-je, ne pouvant retenir la larme qui s'échappe.
Il vient saisir mon visage avec chacune de ses mains. Son regard a changé. Il est de nouveau paisible et envoutant.
— Si pour toi c'est important, alors ce n'est pas stupide, mais, ne me laisse plus jamais à l'écart de tes inquiétudes, c'est insupportable.
— Excuse-moi.
— Pourquoi tu n'irais pas voir Émily pour lui en parler. Je suis sûr qu'elle pourrait t'en dire plus et t'aider. Et si tu as besoin de rester quelque temps avec elle, ça ne me pose aucun problème même si le temps sans toi me paraît interminable.
— Tu as raison ! Elle seule pourra m'aider ! Et… le temps sans toi va me paraître interminable également, soupiré-je, soulagée d'un poids qui me pesait depuis des semaines, avant de poser mes lèvres sur les siennes, faisant passer tout mon amour au travers de ce baiser.
Il finit par rompre notre étreinte avant de reprendre :
— Vas-y dès ce soir.
— J'aimerais bien, mais je te rappelle que nous devons nous rendre à la cérémonie avec le maire.
— Merde ! Ça m'était complètement sorti de la tête, maugrée-t-il en fronçant les sourcils.
— Je te rassure, je l'avais oublié également jusqu'à ce que la radio me fasse une piqûre de rappel ce matin. J'avais l'intention de t'en parler, mais un petit farceur s'est amusé à me faire peur au même moment et à me mettre en pétard, ironisé-je.
— Tu as la rancune tenace, hein, dit-il, amusé.
— Mouais, mais le problème avec toi c'est que je ne tiens jamais longtemps et ça, c'est déloyal Inspecteur Spencer, murmuré-je dans une voix douce et feutrée.
Je l'entends déglutir bruyamment, respirer plus rapidement. Son regard change et je perçois les flammes du désir danser dans ses prunelles émeraudes.
— Éva, un jour tu causeras ma mort, ajoute-t-il le souffle court.
— Déjà fait !
La spontanéité de ma réponse m'arrache un frisson d'effroi. La vision de Matt sans vie dans mes bras me hante toujours. Maintenant que l'on appartient au même monde me soulage puisque c'est un immortel, mais ce souvenir vient de temps en temps claquer comme un élastique dans ma tête et me fait autant souffrir.
— Je… je suis désolée. Je… n'aurais jamais dû dire ça, bredouillé-je confuse.
— Hey ! Ne t'en fais pas, ça va. Je suis là, tente-t-il de me rassurer.
Ma gorge est tellement serrée que je n'arrive plus à émettre le moindre son.
— Ça te hante encore.
Ce n'est pas une question, mais une affirmation. Je n'avais plus jamais abordé ce sujet-là, mais, avec Matt, c'est comme si j'émettais une fréquence radio dont il est le seul à en capter le contenu. Et pour seule réponse, je ne réussis qu'à acquiescer d'un signe de tête.
— Raison de plus pour que tu te rendes à Ondania et que tu en parles à Émily.
— Je crois que tu as raison. Mais, comment sais-tu que… que j'y pense encore ?
— Tu as tendance à t'agiter pendant tes cauchemars, alors quand je sens que tu en fais un, je me connecte à tes pensées.
— Oh !
— Donc, à partir de maintenant, nous allons aller travailler, ensuite nous passerons la soirée affublés de nos uniformes de cérémonie à recevoir des remerciements de toute part et une fois que les convives se seront gavés de petits fours et imbibés de champagne, alors nous pourrons nous éclipser et tu iras rejoindre Émily. Mais je te fais la promesse qu'à ton retour, nous fêterons notre anniversaire de mariage comme il se doit, juste toi et moi.
Je souris à la dernière proposition.
— À vos ordres inspecteur, lui murmuré-je, déclenchant de nouveau la réaction qu'il avait eue quelques instants plus tôt.
— Bon, euh… Allons-y, nous sommes déjà très en retard, bredouille-t-il.
Il remet le contact et reprend la route tandis que j'essaie tant bien que mal de masquer mon hilarité.
Finalement, nous arrivons avec pratiquement une heure de retard au commissariat, ce qui nous vaut quelques railleries de nos collègues, en particuliers, celles de l'inspecteur Trevor.
S'il y a bien une personne qui m'insupporte, c'est bien lui. Mais le plus hilarant chez cet homme, c'est que son bureau regorge d'affiches en tout genre de l'Inspecteur Harry, son modèle paraît-il. Et ça, tout le monde veut bien le croire, il s'habille comme lui, porte les mêmes lunettes noires, arbore la même coupe de cheveux ce qui aurait pu être plausible si nous étions dans les années 70, mais pour les années 2010… J'ai toujours pensé qu'il était le fils caché de Mister Bean et d'Austin Power, raison pour laquelle je l'avais affublé du doux surnom de Beaver, ce qui avait plus d'une fois fait rire Matt lorsqu'il avait perçu cette pensée-là.
— Alors les Spencer, on est incapable de rester décollé l'un de l'autre plus de cinq minutes pour arriver à l'heure, fanfaronne-t-il au beau milieu du commissariat sous le regard choqué des collègues.
— Hey Beaver, tout le monde n'entretient pas une relation exclusive avec sa main droite alors arrête de t'astiquer sur les films de Callahan ça réduira tes éjaculations précoces, répliqué-je du tac o tac, déclenchant l'hilarité générale, hormis celle de Beaver qui, ne trouvant rien à répliquer, détourne les talons furibond, et claque la porte de son bureau.
Je finis par être acclamée par l'assistance, témoin de notre échange, car jusqu'à maintenant, personne n'avait jamais osé lui tenir tête. Cependant, l'euphorie est de courte durée, car au même moment, notre chef sort de son bureau.
— Spencer et Spencer dans mon bureau !
Je jette un regard interrogatif à Matt, mais il a l'air tout aussi étonné qui moi. Nous nous rendons donc immédiatement auprès de notre supérieur afin de savoir ce qu'il nous veut. J'espère au moins que cette saleté de Beaver n'avait pas cafté ou pire, qu'il ait entendu ce que j'avais répondu. Matt me laisse entrer la première avant de pénétrer à son tour dans la pièce, refermant la porte derrière lui.
— Un problème commissaire, demande Matt.
— Je tenais à vous rappeler la cérémonie de ce soir et vous prévenir que tout retard de votre part serait mal vu, alors évitez de faire comme ce matin et arriver avec trois quarts d'heure de retard, sermonne-t-il.
— Pardonnez-moi chef, tout est de ma faute, m'excusé-je. Je ne me sentais pas très bien et Matt, euh… je veux dire l'Inspecteur Spencer s'est inquiété de mon état et a préféré s'assurer que j'aille mieux avant de venir.
— Inspectrice Spencer, n'y voyez là aucune réprimande. C'est la première fois que deux inspecteurs mariés font équipe dans mon district. Je ne veux pas que les autres pensent que vous faites l'objet d'un quelconque favoritisme de ma part. Vous faites un excellent boulot, mais je ne veux en aucun cas avoir à vous séparer parce que vos collègues pensent le contraire. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Oui commissaire, répondons-nous à l'unisson.
— Autre chose inspectrice, je serais curieux de savoir d'où vient le surnom que vous avez donné à l'inspecteur Trevor.
— Et bien je…, bredouillé-je
— Je vous écoute, dit-il en esquissant un sourire.
— Voilà, malgré son fanatisme pour l'inspecteur Harry, j'ai toujours pensé qu'il était plus le fils caché de Mister Bean et d'Austin Power et… (je ne sais plus vraiment si je dois continuer mon explication, mais finalement…) j'ai contracté les deux noms ce qui a donné Beaver.
Mon supérieur éclate de rire.
— Vous n'êtes pas sans savoir que Beaver signifie…, reprend-il toujours dans l'hilarité la plus totale.
— Castor, oui je sais, soupiré-je.
— Matt, votre femme a sans conteste un tempérament de feu !
— Merci chef, dit-il tout aussi amusé.
Je suis soulagée de ne pas m'être pris de remontrance, mais les voir s'amuser de moi commence à m'agacer légèrement.
— Faut le dire si je gène, cinglé-je.
— Non, bien sûr que non, reprend le commissaire. Au contraire, je suis ravie de compter une femme telle que vous dans mes effectifs. Votre caractère et votre professionnalisme aspire le respect de vos collègues. Je vois que vous n'avez aucun mal à vous faire entendre lorsque l'on vous manque de déférence, comme tout à l'heure avec l'inspecteur Trevor.
Aie ! Finalement, il avait bel et bien entendu l'accrochage que j'avais eu avec cet idiot de Beaver, mais ne m'en tenait pas rigueur.
— Profitez-en pour terminer vos derniers rapports, ensuite je vous laisse quartier libre, mais soyez à l'heure ce soir. Vous pouvez disposer.
Je ne me fais pas prier pour quitter le bureau de mon supérieur, Matt sur mes talons.
 
Je réussis à boucler mes rapports au bout de deux heures et j'en profite pour donner un coup de main à Matt à finir les siens. À midi tapante, tout est terminé. Nous avons donc l'après-midi devant nous.
 
Je quitte le commissariat au bras de mon mari, soulagée de pouvoir me retrouver un peu seule avec lui. Le soleil à l'extérieur est à son zénith et la température étouffante pour un mois hivernal. J'aime la Floride ! Nous rejoignons la voiture en quelques foulées, ravis que notre journée de travail soit écourtée.
 
Après une après-midi de farniente, il est temps de se préparer pour la cérémonie de ce soir. Je n'ai jamais aimé ce genre de prestation : une salle de conseil surchauffée malgré la douceur hivernale où tout le monde vous congratule à tour de rôle tandis que vous devez garder un sourire forcé, engoncé dans un uniforme qui vous comprime. Le point positif dans tout ça, c'est que cela me permettra de retrouver nos amis. Il est vrai que depuis ma nomination officielle en tant qu'inspecteur, je n'ai plus beaucoup de temps libre et le peu qu'il me reste, je le passe avec Matt. Et ces derniers mois, je ne les avais quasiment pas revus. J'avais des nouvelles de temps en temps lorsque je trouvais un moment pour les appeler, mais à part ça… Nous n'avions plus beaucoup l'occasion de nous réunir, et ça, ça me manquait.
 
Une fois revêtus de nos apparats de gala, nous voilà en route pour l'aspect le plus pompeux d'une remise de récompense. À peine arrivés, nous nous engouffrons dans une petite allée donnant sur l'arrière du bâtiment municipal. Une fois la porte refermée derrière nous, pas le temps de souffler que le chef nous y attend déjà.
— Ah ! Vous voilà !
— Bonsoir chef, répondons-nous à l'unisson.
— J'espère que vous avez profité de votre après-midi. Ce soir le préfet est présent ainsi que le secrétaire du gouverneur alors je compte sur vous pour faire bonne impression.
— Bien chef !
Et c'est parti ! Bienvenue dans la fosse aux lions !
Notre supérieur nous ouvre le chemin tandis que je reste aux côtés de Matt tout en gardant une marche solennelle. Le maire a déjà commencé son speech et, tandis que nous gravons les cinq marches du podium, l'élu municipal prononce nos noms, suivi d'une salve d'applaudissements retenue. C'est sous un projecteur un peu trop puissant à mon goût que nous rejoignons Monsieur Masson.
— Mes chers amis, c'est avec blablabla…, que je blablabla…, maintenant bourrez-vous la gueule et engraissez-vous avec des petits fours hors de prix !
— Éva, si tu continues à divaguer mentalement comme ça, je ne vais pas pouvoir garder mon sérieux très longtemps !
— Désolée.
— Nerveuse ?
— Non, juste résignée et agacée par tout ce tapage.
— On est tous d'accord là-dessus ! dit une voix que je ne connais que trop bien
— Bon sang, Megan !
Je me fou à présent de ce qui se passe autour de moi, je cherche des yeux parmi la foule un regard familier, mais avec un projecteur de plusieurs centaines de watts, c'est à la limite de la conjonctive alors… D'un mouvement de main très discret, j'arrive à trouver une source d'eau et discrètement je l'emmène en lévitation jusqu'à atteindre ce fichu spot. Et là, touché ! La lumière grille et rend l'âme dans une gerbe d'étincelles. La foule est inquiète et panique un peu pendant que les autorités tentent de calmer tout le monde.
— Toujours aussi radicale, s'esclaffe Killian.
— Tu es là toi aussi ? m'étonné-je.
— On allait quand même pas rester à la maison alors qu'il y a une fête ici ! répond Ashley
Je mets peu de temps à croiser du regard parmi la foule, les quatre paires d'yeux bleu azur. Je suis totalement déconnectée du monde qui m'entoure, trop heureuse de retrouver mes amis.
— Éva, reste ici s'il te plait, me sermonne Matt.
— Y en a encore pour longtemps ?
— Tiens le coup encore un quart d'heure.
Tenir quinze minutes, tenir quinze minutes… Je ne cesse de me répéter ça, car je n'ai qu'une seule envie, sauter de l'estrade pour aller enlacer mes amis qui m'avaient horriblement manqué. En attendant, je reste figée comme une statue, attendant la fin de ma torture.
Plus j'y pense et plus je me dis que je n'ai plus grand-chose d'une sirène. Je me sens plus humaine qu'autre chose. Ma vie s'est refermée sur le carcan de madame tout le monde. Désormais, rares sont les fois où j'utilise mes pouvoirs. Je m'en sers parfois pour les aveux, mais sinon, je n'en plus vraiment l'utilité. Je ne m'en suis découvert aucun autre en un an, alors, peut-être suis-je finalement vouée à vivre en humaine, l'immortalité en prime ?
Tandis que je suis au beau milieu de mes divagations mentales, je sens une main agripper ma chemise. J'abaisse les yeux et vois le maire m'épingler une médaille puis me saluer. Salut que je lui rends. Après d'énièmes applaudissements, enfin le moment de délivrance à sonner. Matt et moi quittons cette potence publique afin de regagner la foule.
— Tu crois qu'on peut s'éclipser maintenant ? murmuré-je à mon mari.
— Tu es si pressée que ça de partir ?
— Non, mais les grandes cérémonies c'est pas mon truc et tu sais tout aussi bien que moi que l'on va devoir serrer des mains à des gens que l'on ne connait pas et qui vont nous congratuler tout en continuant à nous secouer la paluche !
— Et bien, tu sais ce qu'il te reste à faire, s'esclaffe-t-il
Je me retourne pour le scruter du regard, cherchant une réponse à ses sous-entendus. Visiblement déçu de mon incompréhension, il soupire.
— Envoûte-les pour qu'ils te laissent respirer !
— T'as vu le monde qu'il y a ! Je ne pourrais jamais y arriver toute seule !
— C'est bien pour ça que l'on est là en renfort, reprend Tom.
Je n'ai pas réalisé qu'ils sont tous à nos côtés, Megan, Ashley, Killian, Tom. Je ne peux me contenir et je leur saute dessus, trop heureuse de les retrouver. Ils m'avaient tous tellement manqué.
— Que c'est bon de vous revoir !
— C'est réciproque, ajoute Megan.
— Chérie, tu peux m'expliquer comment tu as fait pour faire griller le projecteur ?
— Ta femme a tout simplement utilisé l'eau d'un vase pour le faire court-circuiter, pouffe Tom.
— Tu m'as vu faire ? demandé-je surprise.
— Disons que j'étais à côté dudit vase en question.
Ils éclatèrent tous de rire, amusés par la façon dont j'avais procédé pour faire éclipse à ce satané soleil artificiel.
— J'ai pensé faire péter les canalisations, mais je ne voulais pas ruiner le buffet hors de prix.
— Pour sûr, sinon tu aurais eu affaire à moi, gronde faussement Killian.
— Toi et ton estomac, vous ne changerez jamais, rigolé-je.
J'ai le sentiment de revenir des mois en arrière. Nous voilà tous réunis comme avant. J'ai cette sensation de redevenir l'Évalyn d'avant, la sirène et non plus l'humaine. Je me sens à nouveau moi ! Et je dois avouer que ça m'avait aussi manqué. Je prends conscience que j'avais enfoui la sirène pour laisser place à la femme devenue inspectrice et le simple fait de revoir mes semblables ravive la source endormie au plus profond de mon être.
 
Matt et moi avons peu de félicitations. L'envoûtement fonctionne beaucoup ce soir et avoir cinq autres congénères à mes côtés y aide pas mal. On arrive à passer une soirée à peu près tranquille, sans être trop dérangés. J'explique à nos amis que dès la fin de la réception, je dois me rendre à Ondania pour éclaircir certains points avec Émily. Ce qui est agréable avec eux, c'est qu'il n'y a nul besoin de se justifier et je les invite à me rejoindre là-bas si l'envie leur en prenait. Après les avoir chaleureusement embrassés, je prends congé. Minuit n'est pas loin, et je sens qu'il est temps pour moi de rejoindre mon autre monde, celui dont j'ai failli me retrouver la régente.
C'est dans un silence pesant que nous retournons à la maison. Matt a les yeux fixés sur la route, les mains crispées sur le volant. Il n'a pas décroché un mot depuis que nous sommes partis et son mutisme commence sérieusement à me faire flipper.
— Tu vas bien ? demandé-je prudente.
— Oui. Ne t'en fais pas, c'est juste que…
— Que quoi ?
Je n'ai pas remarqué tout de suite que la voiture s'est arrêtée. Il coupe alors le contact et se tourne vers moi, son regard ancré dans le mien.
— Que tu vas horriblement me manquer, dit-il dans un soupir résigné.
— Oh ! Mais tu sais que tu peux me rejoindre à tout moment, tenté-je de le rassurer.
— Je le sais, mais je t'ai promis de t'accorder le temps qu'il faut alors…
— Matt, écoute ! Si mon absence te pèse de trop, je t'ordonne de me rejoindre au plus vite, répliqué-je sur un ton légèrement autoritaire.
Son masque de tristesse s'estompe, laissant place à un sourire plus rassurant.
— Je vous le jure, madame Spencer, conclut-il avant de venir écraser ses lèvres sur les miennes.



Créer un site
Créer un site